Les Assises du design (organisées un peu partout en France en ce moment même) nous ont donné l’occasion de réfléchir aux évolutions que nous avons pu constater depuis le lancement de l’agence (16 ans déjà !) et d’essayer de partager notre vision des problématiques actuelles. Ces réflexions, centrées sur le design des politiques publiques, nous semblent finalement valables au-delà de ce domaine d’application. Résolument motivés à utiliser cette magnifique (in)discipline qu’est le design au mieux, nous continuons de chercher des pistes et tâchons d’éviter les pièges…

Le recours au design pour les politiques publiques semble aujourd’hui rentré dans les mœurs, au sens où il ne questionne plus, ou si peu, et c’est là son principal écueil. Le design est devenu un outil parmi les autres, le dernier en date et donc le moins usé. Mais pour combien de temps encore ? Design signifie tour à tour, et un peu tout en même temps, que l’on va s’intéresser à l’utilisateur, que l’on va travailler en équipe-projet, que l’on va dessiner les compte-rendu de réunion, que l’on va être créatif, que l’on va innover…  Il est aussi devenu, de façon plus gestionnaire, « Audit » comme cela était noté sur le planning de l’accueil d’un espace public visité cette semaine dans le cadre d’une immersion. Il est « Innovation » et, dans d’autres circonstances, une cadre du service public me disait : « Désormais, il faut obligatoirement cocher la case innovation si on veut que notre projet soit financé ».

Il fut un temps où le design apportait du sens à quelques agents en quête. Il est désormais temps de redonner du sens au design. Il est temps de refuser, il est temps de contredire, il est temps de polémiquer. Sans cela le mouvement, pourtant porteur d’espoir, de ré-introduction de la pensée design dans la construction des politiques publiques aura manqué sa cible.

Je parle de ré-introduction car je pense en effet qu’il s’agit d’un oubli et pas d’une invention. La construction des politiques publiques est aujourd’hui industrielle. C’est une machinerie complexe et, quoi qu’on en dise, rapide. Les lois et les dispositifs sont toujours de plus en plus nombreux et changent vite. Des lors, de la même façon qu’il y avait eu des concepteurs pour s’inquiéter des conséquences de l’industrialisation au XIXe siècle (mouvement Arts & Crafts), il y a eu des concepteurs pour s’inquiéter de la façon dont sont faites les politiques publiques aujourd’hui (notamment suite au tournant « industrieux » du New Public Management) et pour proposer des alternatives.

Il est en effet ici question de révéler les alternatives, de faire en sorte que les choix soient discutables et discutés, autrement dit, de re-politiser. Sans affirmer que le design est intrinsèquement porteur d’une vision politique comme par exemple l’idée de conservation de l’habitabilité du monde défendue par Alain Findeli, on peut a minima constater qu’il n’y a acte de design que lorsqu’il y a ouverture du champ des possibles. Plus il y a proposition de dessins, et plus il y a discussion, explication des choix, clarification du dessein (et inversement).

Il ne me semble pas avoir à ce jour rencontré un seul designer s’opposant formellement à l’idée de conservation de l’habitabilité du monde. Pour autant, je n’ai pas l’impression que, dans le cadre de l’exercice du design appliqué aux politiques publiques, des solutions dont on peut clairement dire qu’elles vont à l’encontre de ce dessein (ex : diminution des solutions de transport en commun) sont sans détours révélées comme telles par les designers. Il me semble au contraire que, contenus par les contraintes économiques, emportés par le récent confort de ce marché en plein développement et désireux de toucher de nouveaux publics qu’il ne faudrait pas repousser avec des propos trop clivants, nous n’assumons pas toute la portée politique des contradictions révélées par notre discipline. Pour certains, nous pointons du doigt que la fermeture des différents guichets de services publics n’est pas compatible avec les idées d’égalité défendues par ailleurs. Nous répétons à l’envi que le numérique ne constitue pas une solution magique. Et nous finissons par créer des guichets plus ou moins uniques et des sites internet « responsive ». Les débats qui devraient avoir lieu dans l’espace public restent cantonnés au Comités de Pilotage, ou aux discussions de couloir.

A minima, il faudrait que le design appliqué aux politiques publiques, dans un effort de remise en cohérence, ramène les coulisses de la construction des politiques dans l’espace public. Il faudrait que l’exercice du design ne soit pas réduit à l’analyse et au « thinking » mais que les commanditaires laissent la place aux propositions et à l’imagination, à l’expérimentation et à l’erreur, au « doing », et que les designers s’en saisissent en se forçant systématiquement à aller chercher l’inattendu, à provoquer, à choquer parfois. Il ne faudrait pas se laisser consommer : la consommation de design augmente ! Dans le cas de l’urbanisme par exemple, là où des démarches de design (c’est à dire d’ouverture des possibles, avec ou sans designer attitré)  se sont depuis longue date saisi de la contrainte du transitoire pour trouver de nouvelles réponses à la grande et belle question « comment habiter la ville », les choses ont été renversées et de nombreuses démarches de pseudo-design proposent désormais des formes d’occupation dont l’objectif n’est autre que d’être transitoires. Et la ville n’est plus questionnée (https://dixit.net/nb/plateau-urbain).

Au lieu de prendre le design dans toute son envergure et de profiter de celle-ci pour embrasser au maximum la complexité, la discipline est présentée de façon simpliste, saucissonnée de façon à ne retenir que le morceau qui semble le plus adapté (design de services, design d’interface, design d’espace…) alors que les politiques publiques traitent par essence des problématiques transversales. Parmi ces « morceaux », ceux qui suscitent le plus d’engouement sont sans conteste le « design thinking » et « l’UX design / Design d’expérience utilisateur ». La focalisation sur ces derniers traduit bien la sélection qui s’est rapidement opérée avec l’arrivée du design dans le cadre des politiques publiques. Son intérêt a été vite perçu comme permettant de remettre les utilisateurs (souvent limités à la notion d’usagers), au centre de l’analyse des problématiques, en début de projet, tandis que la partie « construction » reste souvent une affaire de « spécialistes » (agents porteurs des dossiers, élus, services informatiques, juristes, économistes…). Le design ne peut être ainsi réduit à une vision amont (parfois tout juste à des personas…). Il doit avoir les mains dans le cambouis et travailler jusqu’au bout de la mise en forme des réponses. C’est là que résident les détails sensibles qui feront la différence entre un courrier administratif froid et incompréhensible, et une lettre claire et humaine. C’est là aussi, dans l’imprévu des phases de production, que se cachent autant de risques à éviter que de chances à saisir pour faire en sorte que formes et fonctions coïncident, que les solutions imaginées en amont soit bel et bien adaptées aux besoins.

Au contraire, le fort courant de pensée « centrée utilisateurs » présent au sein des entreprises privées, avec en tête de peloton les startups les plus connues et les plus enviées, a joué un rôle d’entraînement trop peu questionné et, comme s’il ne s’agissait là que de copier une méthode ayant fait ses preuves, nous nous retrouvons à parler d’expériences utilisateurs les plus fluides possibles et à chasser les « irritants ». Or, ce qui peut s’entendre pour une expérience personnelle de livraison de colis par exemple, relève du contre-sens lorsqu’il s’agit de dessiner une société plus agréable pour tous. Si le projet est de faire société, alors le dessin passe forcément par la rencontre de l’altérité et donc, par des expériences qui ne sont pas que fluidité ! Les médiathéquaires de Lezoux expliquent très bien que travailler au quotidien à ce que leur espace soit un véritable lieu de vie plutôt qu’un simple espace (« fluide ») de stockage et d’emprunt n’est pas de tout repos (http://www.la27eregion.fr/retour-sur-residence-entre-dore-et-allier-une-mediatheque-sur-la-place-publique)…

Le design est initialement un empêcheur de tourner en rond. L’ensemble de ses principes mêlant créativité et pragmatisme, sensible et factuel, ne répond finalement qu’à un objectif : mettre au service de l’aventure humaine les outils et l’état d’esprit les plus appropriés pour pouvoir avancer, c’est à dire, très clairement aujourd’hui, l’empêchant de filer droit dans le mur. Il ne s’agit pas d’imaginer un monde théorique idéal mais de faire avec l’humain pour l’humain par l’humain. Il se trouve que pour cela, on n’a pas encore trouvé mieux que le débat, l’implication, le partage. Il se trouve que cela passe par la prise en compte de notre nature profonde : pleine d’émotions, tournée vers la déduction et facilement induite en erreur (http://www.slate.fr/story/133049/post-verite-mode-defaut-cerveau), déterminée par nos appartenances sociales… Et il se trouve que nous n’avons de cesse aujourd’hui de vouloir mettre les conflits sous le tapis, d’enrober les crises à coup de théories et de vocabulaire technique (plutôt que sensible) et de limiter le spectre des possibles à l’acceptation ou à la révolution.

Le design appliqué aux politiques publiques doit prendre ses distances avec la politique telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée. Soit, tant que cela est encore possible, en s’engouffrant dans la brèche et en amenant les commanditaires, un peu malgré eux sans doute, à se confronter au difficile exercice du choix ouvert, partagé et documenté. Soit, en dernier recours, en appui de contre-pouvoir (associatifs, militants et autres), ce qui impliquera très certainement dans l’état actuel des choses, une implication bénévole ou sponsorisée (crowdfounding, fondations, aides…). Dans tous les cas, il s’agira de réunir les conditions pour que prendre en compte des usages ne soit pas le moyen de faire politique mais que faire politique soit le moyen de prendre en compte les usages.

Jacky Foucher

“L’irrésolution relative, le tiraillement, le fait même qu’il y ait de la divergence sont ici essentiels. Tout cela signale que, dans l’ensemble des entreprises ou industries humaines concernées par le design, il aura finalement été moins question de solutions que d’options.”

Pierre-Damien Huyghe , « À quoi tient le design ».